
Par Santiago PIEDRA SILVA
De plus en plus souvent équipés d'un casque lourd et d'un gilet pare-balles comme en zone de guerre, les journalistes en Equateur travaillent sous la menace de la violence criminelle liée au narcotrafic. Selon des ONG, trois journalistes ont été assassinés en 2022 pour des raisons non encore élucidées dans ce pays d'Amérique latine théâtre de tueries en prison, d'exécutions sur la voie publique ou encore de fusillades.
Une quinzaine de reporters ont reçu des menaces de mort jusqu'à présent en 2023, cinq autres ont dû fuir le pays. Et l'un des principaux candidats à l'élection présidentielle, un journaliste de profession célèbre pour ses enquêtes sur la corruption, a été abattu en août par des tueurs à gages quelques jours avant le premier tour.
"Nous vivons des moments inédits en termes de sécurité", explique à l'AFP un reporter menacé qui, par "peur", préfère ne pas être identifié. "Jusqu'à maintenant on ne voyait ça qu'au Mexique, c'était quelque chose de très étranger à notre réalité", ajoute ce journaliste exerçant dans la ville portuaire de Guayaquil, sur la côte pacifique, l'une des plus violentes du pays.
Il a dû déménager de son appartement de location après des menaces arrivées aux oreilles de sa propriétaire, le traitant de "sapo HP" (mouchard, fils de p...). "On le suit", a confié un moto-taxi à sa logeuse. "En Equateur, le journalisme évolue dans un climat d'insécurité, d'autocensure et d'hostilité croissantes, marqué par une montée en puissance des bandes criminelles et des cartels de la drogue, ainsi que par la multiplication des agressions, des menaces, des attentats, voire des assassinats", résume l'organisation Reporters sans frontière (RSF).
Pour Eric Samson, son correspondant en Equateur et professeur d'université, les journalistes dans le pays, aujourd'hui "l'un des plus violents au monde", sont "susceptibles d'attirer l'attention des organisations criminelles, des cartels et des groupes violents". "On constate le développement de zones de silence ou de trous noirs de l'information, là où il est très difficile de travailler, où les journalistes s'autocensurent depuis longtemps par peur (...)", souligne-t-il à l'AFP.
A Guayaquil, dans les quartiers minés par l'insécurité, les reporters doivent travailler protégés comme des soldats en temps de guerre. Couvrir les massacres récurrents entre détenus dans l'immense pénitencier de Guayas, en périphérie de la ville, est particulièrement périlleux, et s'aventurer aux abords de la prison nécessite beaucoup de précautions. "Tout le monde a son gilet et son casque désormais", poursuit le journaliste déjà cité. Des équipements pas toujours adaptés à l'arsenal des criminels.
Comme d'autres collègues, il lui arrive parfois de fournir une fausse identité "par mesure de sécurité, afin que le crime organisé, s'il t'a dans le collimateur, ne puisse pas te localiser". Plusieurs journalistes et médias, sollicités par l'AFP, ont refusé de témoigner, même sous anonymat, signe de la psychose qui règne dans le milieu. Un photojournaliste de Guayaquil raconte avoir été déjà "averti" à deux reprises par des membres d'un groupe criminel. "Ils m'ont dit +attention, c'est comme ça que les crapauds meurent, maintenant mon ami, ne continue pas à prendre des photos, tu ne sais pas dans quoi tu t'embarques+", raconte-t-il.
Pour la présidentielle, dont le second tour est prévu le 15 octobre, les deux candidats Luisa Gonzalez et Daniel Noboa ne se déplacent plus qu'accompagnés de lourdes escortes de sécurité. Le candidat assassiné le 9 août dernier, Fernando Villavicencio, avait été menacé par le plus grand groupe du pays, les "Choneros".
A l'heure des réseaux sociaux, écrire directement sur ces acteurs du crime organisé, c'est s'exposer à attirer leur attention et leurs représailles. Le directeur de l'ONG régionale Fundamedios, César Ricaurte, estime ainsi que "le modèle de violence" a évolué. Alors que les menaces contre la presse équatorienne provenaient d'acteurs "étatiques", la plupart d'entre elles sont désormais liées au "crime organisé et à la délinquance commune".
Les acteurs du crime organisé, "alliés aux cartels de la drogue mexicains, colombiens ou albanais, font peser une pression permanente sur ceux qui enquêtent sur la corruption et les trafics de drogue (...) les journalistes d'investigation sont particulièrement ciblés par les intimidations", selon RSF. En mars, cinq enveloppes contenant des clés USB piégées sont parvenues à des journalistes de différents médias et l'un d'entre eux a été légèrement blessé.
L'année dernière, la chaîne RTS a été attaquée à l'arme à feu et en 2020, un engin explosif a explosé dans les locaux de la chaîne de télévision Teleamazonas. Le groupe Journalistes sans chaînes, créé après l'assassinat de trois journalistes du quotidien El Comercio, à Quito, par des dissidents de la guérilla colombienne des FARC en 2018, a enregistré 216 incidents contre des reporters entre janvier et août.
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